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UNE PROBLÉMATIQUE QUI VA AU-DELÀ DES CIRCUITS COURTS | DE QUOI PARLE-T-ON ?
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Raisonner chaîne de valeur avec le bon paradigme manufacturier

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La question du rapprochement de la chaîne de valeur auprès du du client est encore appréhendée avec une vision classique de ce que sont les systèmes de production. Or, ces systèmes sont aujourd’hui, au-delà des seules transformations technologiques, entrés dans de nouveaux paradigmes qui sont structurants en termes de rapprochement des chaînes de valeur

La production est entrée dans un modèle de personnalisation

 

Dans les années 1950, s’est développé, avec le système fordiste, un modèle de production standardisée de masse consistant à proposer peu de variété de biens dont le client se satisfait.

 

Dans les années 1980, s’est développé, avec le système Toyota (production au plus juste ou lean production), un modèle de customisation de masse consistant à proposer au client de choisir, par le jeu des options, certaines parties constitutives d’un produit. Ce modèle a permis de faire face à un fort enjeu de renouvellement de l’offre en matière de prix, qualité et délais.

 

Aujourd’hui, se développe un modèle de production personnalisée consistant à proposer au client un produit à partir de ses attentes et d’interagir avec lui sur la chaîne productive. La digitalisation permet de s’adapter à la demande de chaque client (flexibilité) et à la diversité de la demande (reconfiguration), ce que ne permettait pas l’ère artisanale. Un autre changement majeur apporté par le schéma personnalisé est de pouvoir intégrer les dimensions environnementales et sociétales. C’est probablement l’une des vertus majeures de ce nouveau paradigme manufacturier que de permettre plus de frugalité.

 

Dans ce modèle, émerge notamment le système Tesla nommé aussi hyper-manufacturing. Il repose sur deux fondements : des flux capables d’encaisser une demande très volatile grâce à des modèles prédictifs et une forte adaptabilité de l’outil industriel de terrain.

 

L’hyper-manufacturing reprend les codes du lean mais en agrège d’autres : il augmente le système industriel pour le rendre frugal, agile, customisable et générateur de valeur collaborative. Il est encore trop tôt pour dire si ce système prédominera à l’avenir mais il pourrait s’affirmer peu à peu comme rendant possible une refonte complète des modes et empreintes industrielles.

 

Toute cette évolution historique a été formalisée par Yoram Koren, ingénieur à l’Université du Michigan, qui a mis en avant le changement de paradigme de l’industrie manufacturière vers une production personnalisée. Dans ce paradigme, la valeur est déterminée par une expérience unique créée par le client. « Le paradigme de la production personnalisée promet une valeur optimale au client lorsque le niveau de sa satisfaction et le prix du produit sont comparés ».

 

Évolution des paradigmes manufacturiers

du 19ème au 21ème siècle 

Déterminants des paradigmes manufacturiers :

de la production artisanale à la production personnalisée

Au demeurant, cela ne signifie pas que la production de masse disparaît ; elle est nécessaire sur certains biens compte tenu des besoins et reste d’actualité pour les composants de base. Mais on passe progressivement d’un modèle fondé sur des économies d’échelle, l’optimisation des flux et la logique de rendement à un modèle centré sur le client et fondé sur la réactivité à la demande et la déclinaison individuelle des produits.

 

Ce passage pourrait être accéléré par la pandémie et ses conséquences. « L’économie de la haute fréquence, de la rotation accélérée de l’offre, de la massification, de la saturation des espaces traverse une crise profonde qui risque de s’étirer bien au-delà de la pandémie et de faire tendance ».

 

Les coûts d’entrée dans la fabrication ont significativement baissé

 

Moins polluante et moins bruyante, l’industrie était déjà devenue, ces dernières années, plus accessible : son implantation sur des surfaces plus réduites ou dans les villes étant alors possible. Le ticket d’entrée dans l’industrie a aussi diminué avec la miniaturisation des sites de production, le développement des petites séries et la baisse des coûts des robots ou des imprimantes 3D. Ainsi, la micro-usine de Gazelle Tech pour la production d’une voiture électrique a coûté 250K€ ; elle a permis de sortir 200 voitures par an et a été rentable dès la 50ème commande.

 

Aujourd’hui, d’autres facteurs rendent aussi la fabrication plus accessible. À l’instar des briques de Lego, la ligne de montage peut être éclatée en plusieurs unités ou îlots : on ne parle plus de ligne de production mais de module ou de brique de production (modularité). L’organisation du travail est modifiée ; le travail n’est plus imposé par la ligne de production mais s’organise à partir du module.

 

Selon l’usage ou le volume, les entreprises peuvent redimensionner les modules à leur chaîne de production : en retirer ou en ajouter à volonté ; grâce à cette scalabilité (variabilité d’échelle), les sites de production ont la capacité de s’adapter à une montée en charge ou un reflux de charge.

 

La modularité apporte de la souplesse et de l’agilité pour s’adapter à la commande ou aux évolutions de la demande. Avec des cycles rapides, on est également en présence d’une nouvelle génération de bâtiments à structure minimaliste qui permettent de répondre plus vite à cette demande.

 

Un autre facteur est la polyvalence croissante des sites de production, qu’il s’agisse de parcs d’imprimantes, d’espaces de fabrication ou de micro-usines (Voir Infra). Ceux-ci sont destinés à une production polyvalente ou peuvent être repensés pour la fabrication d’autres produits. Ainsi, les Speed Factories d’Adidas sont capables de fabriquer de très petites séries de baskets mais aussi des pièces uniques d’articles de sport voire des sièges automobiles.

 

La crise sanitaire, avec la production de masques et ventilateurs pour les hôpitaux, a été un exemple de versatilité de l’appareil de production. « On pourrait imaginer quelque chose qui aurait cette flexibilité, cette agilité pour faire face, par la suite, à d’autres demandes. C’est dommage de licencier des personnes dans l’automobile quand on a des besoins quasi-identiques pour faire de l’assemblage dans d’autres types de production » note Jean-Michel Tasse, Directeur France de Festo.

 

Il y a, par conséquent, matière à démystifier la fabrication au sens d’outil difficilement accessible. La fabrication reste un ensemble de technologies, de process et de services aux coûts très élevés mais elle n’est plus forcément gourmande en actifs physiques lourds et peut se développer différemment. Bien entendu, cette évolution n’est pas confirmée dans toutes les industries et la différenciation entre industrie lourde et industrie légère reste valide.

 

Mais ces nouveaux formats d’usines permettent à un plus grand nombre de personnes d’accéder à des moyens de production. Ainsi, les espaces de fabrication (Fablabs) peuvent être ouverts au public moyennant une somme modique d’argent. Leroy Merlin a aussi ouvert, en 2015, une micro-usine (Ile-de-France) équipée de machines-outils destinées aux clients (bricoleurs et entrepreneurs).

 

Enfin, le fait de pouvoir utiliser un espace industriel comme un service, ce qu’on appelle Manufacturing as a Service (MaaS), accroît l’accessibilité à la fabrication. On parle même de fabrication partagée en ligne grâce au cloud (Cloud-Based Manufacturing-as-a-Service) : les fabricants utilisent l’Internet pour partager, de façon coordonnée, l’équipement de fabrication.

 

L’intérêt de ce modèle d’utilisation partagée d’une infrastructure de fabrication pour produire des biens réside dans : a) la répartition des coûts de l’infrastructure de fabrication (machines, maintenance, logiciels, réseaux, etc.) entre les clients, b) la réduction des coûts de fabrication, dans des résultats plus optimaux en termes de produits, c) un temps de disponibilité plus élevé pour chaque machine et d) une plus grande capacité de fabrication pour chaque entreprise.

 

L’activité de production est devenue servicielle

 

Depuis une trentaine d’années, l’industrie a basculé dans la vente de services et non plus seulement de produits. Si les services étaient hier associés aux biens, ils sont aujourd’hui au cœur de la création de valeur par les industriels en générant une partie croissante de leurs revenus.

 

Ce mouvement appelé « servicification » ou « servicialisation » de l’industrie est définie comme la croissance de l’utilisation, de la production et de la vente de services par l’industrie ; il consacre la fusion des industries et des services. En Europe, on parle aussi d’« industrie étendue » au sens d’hybridation entre industrie, services et utilities (services publics liés à l’eau, l’électricité et le gaz).

 

Ce puissant mouvement vers la servicialisation de l’industrie s’est accéléré avec les technologies digitales qui permettent de créer davantage de services à partir des données récupérées par exemple.

 

Enfin, la crise sanitaire est venue renforcer ce basculement des économies et des entreprises dans cette logique de services avec la croissance des prestations à distance, sans présence physique. « Plus on va avancer dans le temps, plus on va aller dans le distanciel, en particulier avec la 5G qui permet d’accélérer cela et de communiquer en temps réel avec tous les produits installés dans les usines françaises et dans le monde », précise Jean-Michel Tasse,  Directeur France du groupe Festo.

 

De fait, cette évolution est soutenue, non pas tant par la base matérielle du travail (au sens de fourniture de biens par du capital technique et du travail peu qualifié) que la base immatérielle composés de logiciels et d’applications.

 

La plus importante valeur ajoutée va être générée par le développement de logiciels et de solutions directement implantés dans des composants (IoT par exemple) pour apporter un service complémentaire, une valeur additionnelle aux clients.

 

« On est capable de mettre des couches logicielles dans des éléments qui paraissent insignifiants comme des capteurs, des actionneurs en donnant un minimum d’intelligence à tous ces composants mécaniques, électriques pour qu’ils aient la capacité de communiquer. S’ils sont capables de communiquer, ils peuvent transmettre de l’information, et l’on rentre alors dans des solutions qui vont permettre de s’adapter à la situation en temps réel dans le fonctionnement de la machine. C’est un changement phénoménal et c’est là-dessus que l’on développe de plus en plus de services »

Jean-Michel Tasse, Directeur général Festo France

 

C’est à l’aune de cette transformation immatérielle et servicielle de l’activité de production, notamment illustré par des travaux de la CCI Paris Ile-de-France, qu’il faut aussi appréhender la question du rapprochement des chaînes de valeur auprès du client.